Le passé est-il définitivement passé ? Pour beaucoup d’entre ceux qui nous entourent, et particulièrement pour ceux qui n’ont en bouche que le terme de progrès censé leur ouvrir toutes les portes de l’avenir, l’affaire est entendue : le passé est totalement et résolument dépassé, on n’y revient pas. Ils peuvent prendre appui sur une certaine interprétation d’une affirmation attribuée à Héraclite, si mes souvenirs étudiants sont bons : « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ! » S’ils sont chrétiens, ils rappelleront le slogan « à vin nouveau, outres neuves ! » (Mc 2,22).
Je crois que c’est faire dire à Héraclite et à Jésus plus qu’ils ne disent : sans doute Héraclite voulait-il rappeler une évidence, à savoir que les conditions ne sont jamais les mêmes, même si le le fleuve n’a pas changé. Quant à Jésus, il est clair qu’il s’adresse aux mêmes interlocuteurs tout en les invitant à changer leurs dispositions intérieures. Du coup, l’application pratique de telles maximes est moins radicale qu’il ne peut y paraître…
Si je me pose la question de l’ancien et du nouveau, c’est parce qu’elle a de multiples applications pratiques. Un chrétien peut par exemple se demander ce qu’il peut accepter de telle ou telle évolution liturgique, ou s’en tenir par exemple à la célébration « ad orientem » dont j’ai déjà parlé sur ce blog ; un prêtre pourra s’interroger sur les bienfaits de la soutane, du col romain, ou du polo ; les parisiens, et au-delà d’eux tous les Français, vont s’apostropher pour savoir s’il faut reconstruire Notre-Dame à l’identique ou non…
Il me semble clair que l’on ne peut révoquer le passé, qu’il nous aide à nous construire, même s’il fut lourd ou douloureux : on est toujours l’héritier de quelque chose ou de quelqu’un, et cet héritage a une valeur quoi qu’il en soit de la manière dont il nous a été transmis. Ne serait-ce que parce qu’il nous constitue dans une part de nous-mêmes. C’est pourquoi, par exemple, il faut reconstruire Notre-Dame, ou ne pas laisser tomber le grégorien.
Maintenant, reconstruire à l’identique est une autre question. Dans nos provinces dominicaines de France, nous avons eu la chance de compter parmi nous un liturge et musicien hors pair, aujourd’hui hélas ! bien malade, le frère André Gouzes : il connaît parfaitement le grégorien, et le chante de manière sublime. Pourtant, il s’est le plus souvent abstenu de faire du copier-coller du grégorien, il n’a fait que s’en inspirer, et ses compositions en français sont aujourd’hui traduites et chantées dans le monde entier.
S’il faut parler de Notre-Dame, puisque c’est à l’ordre du jour, je reconnais, pour ce que j’en ai vu en vidéo, la beauté de cette charpente appelée « la forêt » : tout en me demandant qui la connaissait ou visitait, en d’autres termes, quelle est encore aujourd’hui sa nécessité et s’il faut vraiment la reconstituer à l’identique. Oh ! j’aime cette dimension de gratuité (1), qui fait justement la beauté et la grandeur d’un monument comme Notre-Dame, et qui est toujours de l’ordre de l’amour. Et je sais aussi les multiples appréhensions qui assaillent ceux qui justifient à l’avance une telle reconstruction identitaire : est-il nécessaire d’innover, a-t-on aujourd’hui des architectes et des artisans vraiment capables de mettre en place non seulement du beau et du neuf, mais surtout de respecter la grandeur spirituelle et non pas seulement architecturale d’un tel bâtiment ?
Ces questions, je me les pose aussi ! Mais je reviens à ce que je disais au début de cet article : il me paraît très difficile et trompeur de s’arc-bouter sur un passé qui n’est plus et qui ne reviendra pas tel quel ! Le respecter pleinement et s’en inspirer, oui, mais le reprendre à l’identique me semble se faire illusion : comme dans certaines messes tridentines aujourd’hui, où j’ai le sentiment d’assister à un film beaucoup plus que de revivre pour aujourd’hui la mort et la résurrection de Jésus.
P. S. Me faut-il rappeler qu’en recourant au verbe « inspirer », je convoque implicitement l’Esprit-Saint, source d’inspiration par excellence ?
(1) Fort bien exprimée par Mgr Aupetit lorsqu’il rappelle que cette cathédrale a été construite pour « abriter un morceau de pain »…