« Oracle de Balaam, fils de Béor, oracle de l’homme au regard pénétrant » (Nb 24,3; cf. 24,15)
Le verbe pénétrer est souvent négligé dans les commentaires bibliques, ou dans nos propres lectures de la Bible. Je n’ose croire que la cause en soit les résonnances sexuelles ou guerrières qu’il charrie ! Le verbe n’est pas limité au seul cas de Balaam, il et aussi attaché au regard que Dieu ou ses prophètes jettent sur le monde :
Je suis conscient que ces traductions sont trompeuses, dans la mesure où les verbes ne sont pas les mêmes dans les trois cas choisis. Mais l’idée est la même : le jugement de Dieu dépasse l’apparence. Ce qui conduit par exemple saint Paul à exhorter les Romains (2,11) comme les Ephésiens (6,9) ou les Colossiens (3,5) à faire en sorte qu’il n’y ait point chez eux « d’acception des personnes » : étymologiquement, un regard fondé sur le (seul) visage ! Autrement dit sur l’apparence.
Le regard des prophètes, et de Dieu dont ils sont les porte-paroles, est tout autre : il n’est pas vraiment plus large, comme on dit parfois, il est surtout plus profond. Voilà pourquoi ces prophètes sont appelés à plusieurs reprises des « voyants » (2 R 17,18 ; 2 Ch 33,18 ; Is 29,10 etc.).
Un tel regard offre un vrai discernement. Non pas celui que le Tentateur propose à Adam et Eve (« La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir, et qu’il était, cet arbre, désirable pour acquérir le discernement« , Gn 3,6) et qui n’est que tromperie, mais celui dont Dieu dispose (Ex 8,9 ; 9,4) et dont bénéficient alors ses serviteurs : « S’ils étaient sages, certes ils aboutiraient, ils sauraient discerner leur avenir » (Dt 32,29).
Il me semble que ce regard pénétrant, don de Dieu, est ce qui manque le plus au monde d’aujourd’hui, du moins à celui que je connais. Il est seul apte à opérer un véritable discernement en dépassant l’apparence pour aller dans la profondeur des personnes et des événements et en donner une juste interprétation.
Le regard pénétrant, c’est bien sûr celui de Jésus. Manifeste tout au long de sa vie publique, par exemple dans l’appel de Nathanaël : « Jésus vit Nathanaël venir vers lui et il dit de lui : « Voici vraiment un Israélite sans détours. » Nathanaël lui dit : « D’où me connais-tu ?« (Jn 1,47-48). Ou encore, face au jeune homme riche : « Jésus fixa sur lui son regard et l’aima. Et il lui dit: « Une seule chose te manque…« ‘ (Mc 10,21). Et encore, devant les foules : « D’autres, pour le mettre à l’épreuve, réclamaient de lui un signe venant du ciel. Mais lui, connaissant leurs pensées… » (Lc 11,16-17).
Quand je lis les journaux, quand j’écoute certaines interventions, quand je parcours en ligne les courriers des lecteurs, je suis accablé par tout ce qui se manifeste d’insultes, de violences, de fermeture d’esprit, d’incompréhensions. Je plonge dans le superficiel, je reste en surface et manque la profondeur. C’est trop rapide, trop unilatéral, très souvent fruit de l’émotion plus que de la réflexion. Bien sûr, l’émotion est bonne en soi, souvent inévitable, mais doit-elle systématiquement faire l’objet d’une communication immédiate, sans aucun recul ?
Devant la détresse du monde, et notre incapacité à porter sur elle un regard pénétrant pour mettre en œuvre un bon discernement, existe-t-il meilleure prière que celle, probablement inspirée de Salomon (2 Ch 1,10) : « Donne-moi la Sagesse assise auprès de toi » (Sg 9,4) ?
P. S. Sur le thème du regard comme échange, voir le billet intitulé Regards. Il y est question de Jean Vanier, avant que l’on ne sache ses errements, et dont je respecte l’œuvre.