Parole ou image, quelle place, quel rapport ?

(Conférence donnée à Montpellier dans le cadre des Dominicales, le 26 mars 2023. Version audio, un peu plus brute, à venir)

Introduction

J’étais encore en formation dans ma vie religieuse, autrement dit il y a une quarantaine d’années, lorsqu’un de mes frères dominicains m’avait invité à lire un ouvrage qui l’avait marqué, écrit par le sociologue Jacques Ellul : « La parole humiliée » (Seuil, 1981). Je vous en montre en fichier joint la couverture de l’édition originale, que j’ai déjà présentée sur ce blog. Ce protestant, décédé en 1994, est plus connu aujourd’hui pour ses travaux sur la société technicienne que pour ses recherches bibliques, mais il s’est aussi engagé dans ce domaine. En particulier dans un commentaire du livre de l’Apocalypse, publié en 2008, dont voici quelques mots de présentation : « A ses yeux, l’Apocalypse n’est pas un livre de catastrophe, ni une description de la fin du monde ou des derniers temps. Ce livre invite à discerner l’éternel dans le présent, il nous aide à interpréter la réalité en faisant apparaître le mystère qui est caché dans le réel ». Je pense que le frère Adrien Candiard, qui vient de publier un excellent livre sur le même sujet, n’a pas dit autre chose quinze ans plus tard.

Le propos de l’ouvrage d’Ellul sur la parole dont je vais vous parler n’est pas seulement de dénoncer l’invasion de l’image dans nos vies, mais l’évanouissement corrélatif de la parole, et tout particulièrement de la parole de Dieu. Avant toutefois d’y venir, je voudrais rendre hommage au livre d’un ami Vincent Michel, aveugle de naissance : « Croire sans voir » (Cerf, 2020). A partir, si j’ose dire, d’un point de vue tout différent, il apporte une sorte de complément vécu et j’y retrouve une réflexion très juste sur l’importance de l’audition comparée à la vision. Voici :

« Je sais que mon œil qui m’apporte tout juste un filet de lumière est un organe fabuleux, qu’il embrasse chez le voyant le plus large horizon et glisse en quelques secondes vers l’infiniment petit. Il est l’organe de l’information par excellence et, si l’on n’y prend pas garde, il peut supplanter tous les autres sens » (op. cit. p. 225)

Certains me diront, non sans raison, que la question est différente : Vincent Michel traite du rapport de l’audition à la vision, et non de la parole par rapport à l’image. Dans mon propos, je vais confondre les deux tant il est vrai que l’audition vise à entendre… une parole d’un côté, et que la vision sert à voir… une image.

Je reviens à Vincent Michel et à la dernière phrase de l’extrait que je vous ai lu : « l’organe de la vue peut, si l’on n’y prend pas garde, supplanter tous les autres sens ». Ce que je traduis par : l’image prend volontiers le pas sur la parole et sa place. C’est cette conclusion qui attire mon attention, et qui m’invite à revenir à Ellul, dans la mesure où ce dernier me paraît avoir remarquablement éclairé dans son livre le rapport tout à la fois complémentaire et antagoniste de l’image et de la parole.

La thèse d’Ellul

En évoquant tout à l’heure très brièvement le propos d’Ellul, je vous citais cette phrase : « le voir refuse le temps et la distance qu’accorde justement la parole ». Ce n’est qu’une partie de la thèse.

Ellul a mené une réflexion considérable sur la société technicienne qui l’a fait connaître dans le monde entier, en particulier aux Etats-Unis. Il est parti d’un constat que nous faisons tous : plus la technique se développe et prend de la place, plus l’image en prend aussi. Pas besoin d’aller plus loin que nos écrans pour nous en rendre compte : les machines à écrire sont désormais reléguées dans les musées.

Mais Ellul ne s’arrête pas là : pour lui, le développement de la technique se fait essentiellement par l’image. Pensez à tous ces objets qui n’existent dans un premier temps qu’en image, au travers de plans. Vous allez me dire « tant mieux », le fameux progrès est à ce prix. C’est là le bon côté de l’image dont on oublie du coup les mauvais côtés qu’Ellul s’attache à rappeler dans son livre.

Ellul ne parle pas tant de l’addiction incontestable que crée l’image, ce serait trop évident et facile : rares sont ceux aujourd’hui qui ne se promènent pas en tout temps et en tout lieu avec leur smartphone, qu’ils n’hésitent pas à sortir à tout propos. Pour notre auteur, le défaut principal de l’image est ailleurs : l’image ne dit rien par elle-même, il faut l’interpréter. On en a encore beaucoup plus conscience aujourd’hui qu’en 1981 au moment où Ellul écrivait son ouvrage : les infox ou fake news reposent presque toujours sur l’image, sur son interprétation. Non pas que cette image soit nécessairement transformée ou trafiquée, encore qu’elle le soit souvent, mais elle est difficile à « lire », et, surtout, on va très souvent la sortir d’un tout autre contexte, pour illustrer un événement dont elle va transformer le sens. Nos journaux aujourd’hui sont contraints de multiplier les efforts pour être sure qu’une image qu’on leur propose est bien relative à l’événement commenté.

La deuxième faiblesse de l’image est qu’elle capte un moment mais finit par disparaître au profit d’autres images. Bien sûr, on la stocke, mais elle garde une valeur ponctuelle. Elle est donnée, complète, offerte une fois pour toutes à nos yeux. Ellul souligne qu’elle se déploie dans l’espace mais pas dans le temps.

La troisième faiblesse de l’image telle que relevée par Ellul, est qu’elle ne nous transmet aucun rapport à la vérité. L’image nous « colle » à elle, sans aucune distance, elle est un simple constat. Combien de fois avons-nous entendu : « mais si, c’est vrai, je l’ai vu à la télé » ? Il y a là une confusion très fréquente entre le vu et le vrai : rien d’étonnant compte tenu de ce que je viens de vous dire sur la nécessaire interprétation, absente de l’image brute.

Ici me revient à l’esprit un film d’Antonioni, tout à la foi remarquable dans son esthétisme et aujourd’hui très justement discuté dans son contenu misogyne, Blow Up. Quoi qu’il en soit de cette dimension regrettable, le film rapporte les atermoiements d’un photographe face à une photo prise par hasard, et qui semble après agrandissement révéler un meurtre. Et pourtant, quand le photographe revient sur le lieu de la prise de vue, plus rien n’est perceptible. Toute la thématique de la vue et de la vérité est ainsi présente dans ce film qui date de 1966.

Mais le meilleur commentaire que je puisse faire sur la tromperie de l’image demande de revenir au chapitre 3 de la Genèse et à la fameuse faute d’Adam et Eve. Dieu leur a livré une parole « vous ne mangerez pas du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin » (2,16-17). Et voici qu’avant de consommer le fruit de cet arbre interdit, qu’il soit de la vie ou de la connaissance du bien et du mal, que nous dit-on de lui ? « La femme vit que l’arbre était bon à manger et séduisant à voir » (3,6, avec deux emplois d’un coup du verbe « voir »). La vision, appuyée sur une suggestion forte du Tentateur, génère la séduction et conduit à la faute : l’image est trompeuse, la vérité du fruit, si je peux parler ainsi, est absente.

Singularité et atouts de la parole

Pour Ellul, la vérité, dimension si importante de l’évangile, n’est donc pas donnée par l’image, en principe statique, mais par la parole. Et singulièrement bien sûr la parole de Dieu.

La parole se déploie dans le temps, avec les atouts que cela implique : réflexion, correction, ajustement. Dès lors, la vérité n’est jamais fixée une fois pour toutes, elle prend son temps, elle se manifeste et se cache en même temps, elle s’apprivoise. Elle se dit dans des mots, et dans des relations entre les mots, qui ont une histoire, qui bougent avec le temps, qui peuvent se lire et se comprendre de plusieurs manières. Soit dit en passant, telle est la raison pour laquelle l’Ecriture sainte est sans cesse à relire et réinterpréter. La parole n’est pas l’amie de l’immédiateté.

Mais dira-t-on, notre monde n’est-il pas rempli de paroles, que peut-on lui reprocher à ce plan-là ? Justement d’être rempli par une foule de paroles en désordre et sans profondeur. Les courriers des lecteurs sur les réseaux sociaux en sont le plus souvent une excellente illustration. L’une des raisons de cette superficialité est que ces paroles ne laissent aucune place au silence sur le fond duquel elles se déploient.

En effet, parole et silence vont de pair, et la parole ne donne tout son suc que lorsqu’elle se dit sur l’arrière-plan du silence. C’est à mes yeux le sens du mutisme de saint Joseph dans l’évangile de Matthieu, dans le récit de l’enfance où Joseph joue pourtant un rôle proéminent : son silence est accordé à la parole de Dieu qui va naître.

Certains d’entre vous en ont sans doute fait l’expérience : le désert, que l’on imagine volontiers comme le lieu du parfait silence, est souvent très bruyant mais il faut le silence pour en entendre le bruissement, comme celui d’une parole. Comment ne pas penser ici à l’expérience faite par le prophète Elie telle qu’elle est rapportée dans le premier livre des Rois ? Voici le récit :

« L’ange dit à Elie : « Sors et tiens-toi dans la montagne devant le Seigneur. » Et voici que le Seigneur passa. Il y eut un grand ouragan, si fort qu’il fendait les montagnes et brisait les rochers, en avant du Seigneur, mais le Seigneur n’était pas dans l’ouragan ; et après l’ouragan un tremblement de terre, mais le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ; et après le tremblement de terre un feu, mais le Seigneur n’était pas dans le feu ; et après le feu, le bruit d’une brise légère. Dès qu’Elie l’entendit, il se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la grotte… » (1R 19,11-13)

Il est intéressant de noter les différentes traductions du passage traduit par la Bible de Jérusalem « le bruit d’une brise légère ». Chouraqui parle d’un « silence subtil », la TOB d’un « souffle ténu ». C’est dire que la parole de Dieu ne s’impose pas, ni n’en impose. Et au-delà de la maladresse des commentateurs ou conférenciers, dont je ne m’exclus pas, c’est sans doute la raison principale pour laquelle, le monde d’aujourd’hui, plein de bruits et de fureurs, a tant de mal à entendre cette parole de Dieu.

L’image à sa place

Chers amis, vous vous demandez sans doute quelle doit donc être la place de l’image, et si je ne la méprise pas. Mais non ! Non seulement nous ne pouvons lui échapper, mais en outre elle nous est indispensable comme fondement. Je cherche donc à lui donner sa vraie place qui n’est pas de nous guider dans la vie au nom d’une prétendue vérité qu’elle atteindrait.

Aujourd’hui, l’image fait trop souvent écran et a partie liée avec l’apparence. Pardonnez-moi de le dire de manière un peu brutale, mais j’imagine que si le smartphone avait existé au moment de la crucifixion de Jésus, nous n’aurions rien vu et compris d’autre d’une photo prise à cette occasion que celle d’un malfaiteur puni au milieu d’autres malfaiteurs. C’est la parole de l’évangile qui a révélé le vrai sens de cet événement et a changé la donne !

Vous me direz peut-être que les apparitions ont joué le premier rôle. Je n’en suis pas si sûr. Souvenez-vous de la rencontre de Marie-Madeleine et de Jésus qu’elle prend pour le jardinier. Ce qui va changer son regard, ce n’est pas ce qu’elle voit, mais ce qu’elle entend, à savoir la manière affectueuse dont Jésus s’adresse à elle en prononçant son prénom, Marie. L’épisode est magnifique, et je ne résiste pas au plaisir de vous en lire les versets principaux :

« Marie-Madeleine voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. Jésus lui dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? » Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : « Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis, et je l’enlèverai. »
Jésus lui dit : « Marie ! » Se retournant, elle lui dit en hébreu : « Rabbouni » – ce qui veut dire : « Maître. »
» (Jn 20,14-16)

Je vais y insister. L’image montre le fait, la crucifixion de trois condamnés ou une rencontre de deux personnes amies : on a besoin d’elle. La parole, que ce soit celle de la transfiguration qui prépare et interprète la Passion, celle de la conversation de Jésus avec les brigands crucifiés à ces côtés, ou encore celle de Jésus à Marie-Madeleine, cette parole, et spécialement celle de Dieu, dit autre chose : la vérité qu’une image ne saura jamais vraiment transmettre ! Et pour un chrétien, c’est là chose essentielle !

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