(Conférence donnée à l’église saint Matthieu de Perpignan le 19 mars, dans le cadre des prédications de Carême assurées par la communauté dominicaine de Montpellier. )
Introduction
Chers amis, dans nos entretiens des dimanches de Carême, j’ai été invité à vous parler du péché et de son pardon. En lien avec l’évangile lu ce 4e dimanche, dit « de l’aveugle-né ».
La question posée par les disciples de Jésus dans cet évangile doit nous paraître aujourd’hui étonnante : « qui a péché pour qu’il soit né aveugle ? » Tant nous savons bien qu’il s’agit là d’un fait inné dont la cause n’est pas spirituelle. Mais après tout, bien des réflexions que nous entendons autour de nous sont, si je peux dire, du même tabac : « mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’il m’arrive telle tuile ? » Au point que c’en est devenu le titre d’un film comique réalisé en 2014.
Reconnaissons-le, et aujourd’hui peut-être plus que jamais en fait, nous cherchons une ou des causes à tous les accidents de nos vies. Pour moi, qui suis souvent en contact avec des parents d’enfants porteurs de trisomie 21, je sais que ces parents passent quasi-inévitablement par une première étape qui est de culpabilité : qu’avons-nous fait pour avoir cet enfant ? Dieu n’est pas nécessairement en cause, mais les parents eux-mêmes. Bien sûr, ils n’ont aucune responsabilité.
S’il est donc vrai que nous cherchons volontiers des causes, la nouveauté aujourd’hui est que la cause invoquée est rarement celle du péché ! Pourtant, même si elle devient rare, combien de fois entendons-nous encore une phrase du type « il est puni par où il a péché ». Non, je ne crois pas plus que Jésus que le péché de tel ou tel soit en cause et qu’il y ait lieu de parler de punition, et je pense qu’il faut plutôt se demander ce que nous mettons sous le mot de péché. Je vais donc vous parler du péché, mais aussi du pardon.
Le péché
Dans sa lettre aux Romains, l’apôtre Paul écrit :
« Jusqu’à la Loi il y avait du péché dans le monde, mais le péché n’est pas imputé quand il n’y a pas de loi. » (Rm 5,4)
Ce verset nous dit au moins deux choses importantes : tout d’abord que le péché, que je vais qualifier de faute, a toujours existé et existe toujours, avec ou sans loi ; mais aussi qu’il ne devient péché que face à la loi de Dieu. Pour Paul, cette loi est la Loi par excellence, la loi mosaïque, qui permet seule de le qualifier comme péché. Autrement dit, le terme péché est une qualification théologique de la faute, qu’une norme, la loi de Dieu, permet de qualifier comme telle.
Si je laisse de côté pour le moment saint Paul pour venir au premier livre biblique, je vais de fait constater que le ou les auteurs du livre de la Genèse, à l’exemple de Paul, font remonter le péché aux origines : la première faute est déjà un péché parce qu’il existe un début de loi, sous la forme du commandement divin. Ce texte est celui du chapitre 3, qui met en cause Adam, Ève et un serpent, un texte sur lequel je vais maintenant m’arrêter puisqu’il est célèbre au point de porter un nom « péché originel ».
Le péché originel
Que n’a-t-on pas écrit à ce sujet ? Il est né d’un passage de la lettre de saint Paul aux Romains, ch. 5 v. 12, mal traduit par saint Jérôme, auteur de la version latine de la Bible dite Vulgate :
« Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché… »
La question est de savoir comment les hommes ont péché à la suite d’Adam. Pour Jérôme, c’est parce qu’ils étaient, et sont toujours de quelque manière, « en lui », et il propose de traduire « en qui tous ont péché », rapportant le qui à ce seul homme, Adam. En fait, il se trouve là en grec un relatif qui peut être interprété comme un masculin ou un neutre. Cette lecture du « en qui » n’a pas manqué de générer des interprétations multiples et parfois fantaisistes, mettant en cause le processus physique de la génération : soyons clairs, le péché se transmettrait par l’acte sexuel !!!
Aujourd’hui, la reconnaissance d’un neutre est devenue la norme. La traduction proposée plus haut, « du fait que tous ont péché », qui est celle de la Bible de Jérusalem, évoque donc un fait, certains disent une situation, ce qui est mon cas. Il me semble en effet que ce qu’Adam lègue à ses descendants, en désobéissant au commandement divin, c’est une situation, pour moi un monde désorienté, autrement dit qui n’est plus spontanément tourné vers son Orient qui est Dieu.
Symboliquement d’ailleurs, l’homme est chassé du Paradis où il vivait dans l’intimité de Dieu. Avec l’entrée dans un autre monde, l’homme contracte inévitablement cette désorientation, à moins d’en être préservé d’emblée par une grâce divine, comme ce fut le cas pour la Vierge Marie.
Ce péché originel, tel qu’il nous est rapporté dans le chapitre 3 du livre de la Genèse, est donc le fruit de la distance prise avec la parole de Dieu qui existe d’emblée sous la forme du commandement. Et tous les péchés dont on peut parler plus haut en sont des conséquences et des illustrations. Il est dès lors facile de comprendre que le retour vers la case Paradis, pour parler comme au Monopoly, passe par une réappropriation de la Parole de Dieu, et de cette parole par excellence qu’est Jésus lui-même. Si je peux dire un jour, comme le fait l’apôtre Paul, que « ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20), alors le péché n’a plus de place !Pour le moment, il l’a encore ! Je vais donc évoquer les modalités du péché.
Les modalités du péché
Ces modalités sont diverses, et certains commentateurs les présentent à partir des vertus que l’on appelle théologales, foi, espérance et charité. Et il est vrai que ces vertus qui sont au cœur de l’existence chrétienne permettent de sérier les péchés. Mais je vous propose de le faire à partir d’une confession de foi bien connue.
Quand les chrétiens se rassemblent pour célébrer la messe, ils sont souvent appelés à réciter le « Confiteor », autrement dit le « je confesse à Dieu ». Et ils reconnaissent alors avoir péché « en pensée, en parole, par action et par omission ». Je vais m’arrêter sur ces quatre mots, en particulier le deuxième, la pensée, et le quatrième, l’omission, qui peuvent surprendre : je n’ai rien fait et j’aurais donc péché ?
A cette question, il faut répondre par l’affirmative car le péché, ou disons plutôt la faute, ne se situe pas uniquement dans l’action ou dans la parole, deux des quatre accusations. Là bien sûr, la faute apparaît plus directe et évidente : j’ai blessé, j’ai dit du mal etc. Lorsqu’il est question d’un péché en pensée, l’implication personnelle peut apparaître moins directe. Mais est-ce si sûr ? N’ai-je pas donné aux pensées malveillantes une place qu’elles n’auraient pas dû avoir ? Jésus évoque ce péché : « moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle. » (Mt 5,28). Il existe en outre des formes de complaisance, parfois morbides, dans les pensées.
Le péché par omission s’étend lui sur un large spectre, il consiste à ne pas faire ce que l’on pourrait ou devrait faire. Il peut être le fruit d’une ignorance voulue, je savais devoir faire quelque chose que je n’ai pas faite, par exemple aller visiter un malade, ou même manifester pour telle bonne cause, ou d’une ignorance qui me rend complice de ce qui n’a pas été fait.
La variété des péchés est donc très large, et peut provoquer des scrupules. Il est d’autant plus remarquable qu’un saint Paul parle si peu de la diversité des fautes. Il parle beaucoup plus volontiers du péché, au singulier, ce que j’appelle souvent « la force Péché ». Cela se vérifie en particulier dans le chapitre 7 de la lettre aux Romains :
« Car je sais que nul bien n’habite en moi, je veux dire dans ma chair ; en effet, vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir : puisque je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas. Or si je fais ce que je ne veux pas, ce n’est plus moi qui accomplis l’action, mais le péché qui habite en moi. » (v. 18-20)
Comment dépasser le péché ? Pour l’homme seul, c’est impossible, et j’ai dit plus haut qu’il y fallait une grâce spéciale. Seul Dieu peut pardonner les péchés, et c’est ce qui ne manquera pas d’être rappelé à Jésus par ses adversaires. Mais Dieu, par la médiation de Jésus n’a pas laissé l’homme sans défense : il lui offre le pardon.
Le retour vers le Père : reconnaissance, aveu, pardon, réparation
L’un de mes frères dominicains me disait un jour, je ne l’ai pas oublié et le rappelle souvent : « pardonner, ce n’est pas retirer, mais donner par-dessus ». L’étymologie est fausse, mais la réalité est juste. Ce qui est assez paradoxal, parce qu’il semble que l’on demande à celui qui a subi un tort d’agir, et qui plus est en faveur du pécheur. Avant d’en venir à l’exemple biblique peut-être le plus flagrant, qui est celui du fils prodigue (Lc 15,11-32), juste une remarque : n’est-ce pas vers le plus fragile des enfants, ou de vos enfants, que vous accorderez le plus d’attention ?

Je vais m’arrêter sur la parabole pour faire surgir les étapes du pardon, et l’on va voir qu’il s’agit bien de donner par-dessus. Je rappelle très brièvement l’histoire : un père a deux fils, le plus jeune réclame sa part d’héritage et s’en va le dépenser avec des filles jusqu’à n’avoir plus rien. Et l’on arrive à la première étape quand la parabole nous dit : « rentrant en lui-même ». C’est l’étape de la reconnaissance de son insuffisance et du bien que lui faisait son père.
Vers lequel il décide donc de revenir. Son père, le voyant arriver, se précipite à sa rencontre. Deuxième étape : le fils prodigue se jette dans ses bras en lui disant « j’ai péché contre le ciel et contre toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils ». C’est l’étape de l’aveu.
Loin de le diminuer, le père fait tuer pour ce fils repenti et de retour le veau gras. Le fils est libéré par son aveu, le père est lui aussi libéré d’une certaine manière par le retour de son fils qu’il pensait perdu. Et cette libération passe par le fait de donner plus au fils prodigue, ce qui provoque la réaction jalouse du fils aîné, mais c’est une autre histoire.
Le fils prodigue est-il quitte ? L’Eglise catholique ne le pense pas, il reste encore l’étape de la réparation. Le mot est dur à entendre, et il ne peut s’agir de rendre exactement ce qui a été perdu. Mais du trésor de la grâce reçue, il est possible de refaire du bien qui pourrait « mettre du baume sur les plaies », comme on dit parfois. On peut trouver un exemple néotestamentaire de cette étape avec l’histoire de Zachée le publicain qui a reçu Jésus chez lui : « Voici, Seigneur, je vais donner la moitié de mes biens aux pauvres, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rends le quadruple » (Lc 19,8).
Ce processus en quatre temps, reconnaissance, aveu, pardon, réparation, est celui que Dieu attend de ses enfants pécheurs. Mais je voudrais finir cet exposé en m’arrêtant sur deux éléments relatifs au pardon à proprement parler.
Questions complémentaires
La première question ressort d’un fait que j’ai évoqué plus haut, à savoir que la recherche de pardon doit souvent se faire à l’initiative de la victime. Bien sûr, l’idéal est que l’auteur du méfait se présente de lui-même pour demander pardon, mais ce n’est pas toujours le cas. Et plus ce méfait sera grave, plus son auteur cherchera à le cacher. Et n’en demandera aucun pardon. Que va-t-il advenir de la victime ? Ne risque-t-elle pas de se raidir, de se morfondre dans la haine ?
Alors, il est souhaitable que les victimes comprennent qu’elles sont victimes non seulement du méfait, mais de ses conséquences, en particulier de l’absence de toute demande de pardon : c’et ce que certains commentateurs appellent aujourd’hui la double peine. Une telle absence est susceptible de pourrir leur quotidien à moins, et c’est évidemment très difficile, que la victime ne pardonne à son bourreau sans que celui-ci ne l’ait requis ! Il faut sans doute puiser la force de pardonner au-delà de soi, en Dieu même. Et je pense en ce moment à une question très douloureuse, celle des cas d’abus !
Le pardon offert librement est que ce que Jésus, pourtant victime, a fait sur la croix, c’est ce qu’il nous invite à faire dans ce Notre Père que nous redisons si souvent sans mesurer la gravité du propos : « Pardonne-nous nos offenses comme nous les pardonnons à ceux qui nous ont offensés ». Car dans ce notre Père, rien ne dit que « ceux qui nous ont offensés » aient demandé préalablement pardon.
Deuxième question : l’église catholique demande que le processus pénitentiel cela se fasse en présence d’un témoin qui est le prêtre. Que vient faire ce prêtre dans le processus ? Il est clair qu’il est le représentant de Dieu, mais aussi le témoin du retour et, enfin, le garant du pardon, un point que l’on oublie trop souvent : sans lui, qui peut garantir que le pardon de Dieu a bien été accordé ?