Discerner un autre visage

La Transfiguration par Rubens

Frères et sœurs, je vais vous dire une banalité : dans le visage ou la personne de tout être humain, il y a ce que l’on voit ou sait, et ce que l’on ne voit pas ou ne sait pas. Souvent, c’est cet invisible ou cette part inconnue qui le caractérisent le mieux. C’est vrai pour l’homme, et cela l’est aussi pour Dieu. Telle est l’expérience de transfiguration que font dans nos lectures Abraham et les disciples Pierre, Jacques et Jean.

Abraham connaît Dieu, celui-ci lui parle. Il le connaît comme donateur de vie puisqu’il a reçu de lui, dans sa vieillesse, son fils Isaac. Dans ce que nous appelons « le sacrifice d’Isaac », mais que la tradition juive nomme plutôt « la ligature d’Isaac », il est paradoxalement invité à sacrifier la vie reçue. Nous percevons bien l’incroyable demande : il ne s’agit pas, comme il peut nous arriver de le faire au cours du Carême, de donner un peu de soi, de son temps, de son argent, à Dieu, mais de remettre à Dieu ce qu’il avait de plus cher, de plus essentiel, de plus vital. Abraham meurt à lui-même en levant le couteau pour immoler son fils.

Nous savons bien avec le recul du temps que cette requête s’est transformée, nous savons surtout que ce que Dieu demande à Abraham correspond à ce don qu’il a fait de lui-même, « lui qui n’a pas épargné son propre fils ». Autrement dit, nous comprenons et, osons l’expression, nous excusons Dieu. Mais qu’a donc appris Abraham dans cette épreuve ? Il découvre un autre visage de Dieu, qu’il méconnaissait peut-être, parce qu’il n’était pas visible à ses yeux de chair. Il connaissait le Dieu qui donne la vie, Isaac, il découvre le Dieu de vie par-delà la mort, son visage essentiel !

Des siècles plus tard, les disciples vont faire la même découverte en contemplant la transfiguration de Jésus sur la montagne du Thabor. L’événement se situe dans la vie de Jésus à un moment crucial où tout bascule : la réussite n’est pas au rendez-vous, la perspective de la mort se profile. Alors Jésus se découvre à ses disciples craintifs sous un autre visage, invisible aux yeux de chair, le glorieux, le ressuscité par-delà la mort. Mais Pierre, Jacques et Jean sont tellement habitués à voir Jésus sous un certain visage qu’ils ne peuvent l’imaginer sous un autre. D’autant plus que leur échappe le sens du mot résurrection ! Il leur faudra attendre le don de l’Esprit à la Pentecôte pour que tout s’éclaire.

Frères et sœurs, le récit de la ligature d’Isaac comme celui de la Transfiguration se rejoignent dans une commune invitation à reconnaître le visage de Dieu, et au-delà de lui de tous ceux qui nous entourent, autrement que nous ne les connaissons déjà ou croyons les connaître. Il nous faut découvrir la « face cachée » des personnes ou des événements. Cela ne va pas de soi, cela passe par une forme de renoncement, de mort à nous-mêmes pour accueillir la nouveauté. Que l’Esprit-Saint nous fasse progresser dans ce discernement au cours de notre Carême.

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