Les étrangers parmi nous

Je pense que beaucoup de lecteurs de ce blog ne sont pas sur Facebook et qu’en outre, ils ne connaissent pas André Markowicz. Je précise donc qu’il s’agit d’un romancier français, mais d’origine russe, traducteur de Dostoievski, parlant bien sûr aussi bien le russe que l’ukrainien. Ses chroniques en ligne sont une mine d’informations pertinente et très appréciée par les lecteurs, sur la guerre menée par la Russie en Ukraine, et même, par ricochet, sur la destruction de Gaza. Je me suis déjà permis de publier une de ses chroniques, voici l’avant-dernière, passionnante et instructive pour celui qui la lira jusqu’au bout.

Comme, trop souvent, on lit vite, – je ne parle pas de tout le monde, – ou comme, le plus souvent, on ne lit que ce qu’on veut lire. Le sujet de ma dernière chronique était-il une protestation contre les tous les changements de noms de rues de la ville d’Odessa – et ce qu’ils signifiaient, ces changements ? Ou autre chose ? – Qu’on débaptise une rue Tolstoï, ou une ruelle Tchaïkovski, – même si je pense que c’est idiot, me laisse, dans l’immense tragédie qui se joue devant nous, indifférent. Ni Tolstoï ni Tchaïkovski, ni Herzen, ni qui vous voulez, n’en souffriront pas le moins de monde. De même pour Pouchkine : même à Odessa, qu’il a chantée, et où il a vécu, enlevez toutes les statues que vous voulez, changez tous les noms qui vous chantent, ça montre que, voilà, vous ne voulez plus de l’influence russe, – de l’influence étrangère, je veux dire. Mais, chers et chères, je ne parlais pas de ça.

J’essayais de montrer autre chose : parmi ces changements de noms de rues, il y avait des noms d’écrivains qui étaient nés à Odessa, qui avaient vécu à Odessa, toute leur vie (comme Edouard Bagritski) ou qui y avait situé leur œuvre, comme Babel et Ilf et Pétrov. Et ça, me semble-t-il, c’est différent : la question n’est pas que Bénia Krik, le héros de Babel, ou Ostap Bender, celui des « Douze chaises » ont rendu célèbre la ville d’Odessa dans le monde entier. Elle est qu’ils appartiennent, qu’on le veuille ou non, à l’histoire de la ville, – au patrimoine de l’histoire de la ville, et que les déclarer « russes », eh bien, c’est déclarer qu’ils étaient étrangers dans leur ville natale, puisque leurs exploits ont été écrits en russe (et pas, censément, en ukrainien), – dès lors que ni Babel ni Ilf et Pétrov n’ont écrit en ukrainien. Et la question est que ça veut dire autre chose : à Odessa – je ne connais pas les dernières statistiques, mais je ne crois pas me tromper si je dis que le russe est la langue naturelle d’échange et de vie quotidienne de bien 80% de la population, aujourd’hui encore. Et donc, ça veut dire quoi ? Que 80% de la population de la ville est étrangère au pays qu’elle habite ?

Cette population, dans son immense majorité, est favorable à l’Ukraine indépendante, et lutte, par tous les moyens possibles, contre la monstruosité poutinienne, – la monstruosité de la Fédération de Russie, mais voilà, la langue d’usage à Odessa, jusqu’au début du siècle présent, n’a jamais été l’ukrainien. Cela ne signifie pas que la majorité de la population de la ville remette en cause le fait que la langue officielle du pays est l’ukrainien, et que la langue de l’enseignement est l’ukrainien, comme, donc, la langue de toute la vie administrative. Et cela ne remet pas en cause le fait que c’est Poutine, et personne d’autre, qui a poussé à la disparition programmée de la langue russe en Ukraine : je rappellerai que le feuilleton qui a fait élire le président Zélinsky, « Serviteur du peuple » est en langue russe, et que les émissions des camarades de Zélinsky, jusqu’à l’agression de février 22, étaient en langue russe, – et qu’il n’y avait rien là de particulier. C’était en russe, et ce n’était pas payé par Poutine.

Quelques commentateurs écrivent, souvent avec une grande violence, et avec des insultes, que la culture russe en Ukraine est une culture étrangère. Mais réfléchissent-ils à ce qu’ils disent ? Si c’est une culture étrangère, alors, ce sont des dizaines de millions de personnes en Ukraine qui sont étrangères à leur propre pays, puisque, cette culture, d’une façon ou d’une autre, c’est aussi la leur. Ça ne veut pas dire, encore une fois, que ces gens qui parlent russe dans leur vie quotidienne rejettent la langue ukrainienne : ça veut dire qu’ils sont Ukrainiens, et qu’ils parlent aussi russe.

Ces gens qui lisent Babel ou Ilf et Pétrov comme des compatriotes, – dans leur écrasante majorité , – ils luttent, jour après jour, contre l’armée russe. Ils payent le prix de la guerre, en sang, en destructions, en privations, et ils le payent davantage que les Ukrainiens du reste du pays, – pas parce qu’ils sont plus Ukrainiens que les autres Ukrainiens, mais parce que, du fait de la géographie, les opérations militaires se passent près de chez eux, ou directement chez eux. Sont-ils des citoyens de seconde zone, parce qu’ils sont sous l’influence de « la langue des colonisateurs », ou des bourreaux ? Mais, chers (ou pas chers du tout) contradicteurs, quelle était la langue des Juifs allemands ? Oui, il y a une langue des bourreaux, – qui, aujourd’hui, en Ukraine comme à Moscou ou à Barnaoul, parlent russe – sauf que la question n’est pas le russe en lui-même, mais l’usage qu’ils en font, exactement comme Klemperer a étudié la langue de ses propres bourreaux, qui était la sienne, – et une déformation criminelle de la sienne.

Ce que je disais à la fin de ma chronique précédente est, pour moi, – pour expliquer ce que je fais ici – fondamental : la culture ukrainienne est ukrainienne parce que, comme toutes les cultures vivantes, elle est un synchrétisme : elle est nourrie par la langue ukrainienne, par la culture ukrainienne (et gare à qui dira ce que c’est la culture ukrainienne, et ce qu’elle n’est pas), elle est nourrie par la culture russe (et gare à qui définira la culture russe, – de la même façon… comme si tous les Russes, génétiquement parlant, étaient des colonisateurs), et par la culture ashkénaze. Pour la culture ashkénaze, on comprend bien, il ne s’agit que de son ombre, de son souvenir – et, justement, les écrivains « annulés » par le gouverneur de la province d’Odessa étaient tous des représentants vivants de cette culture (parce que Babel n’est pas Soljénitsyne, même si les deux ont écrit en russe). Parler de culture étrangère pour parler d’une composante essentielle de sa propre culture, c’est considérer que son bras gauche, ou droit, appartient à quelqu’un d’autre. C’est se rendre malade.

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C’est autre chose encore. Que veut Poutine ? Oui, il veut détruire toute l’Ukraine. Mais, concrètement, aujourd’hui, qu’est-ce qu’il veut ? – Ce n’est pas qu’il le veut, d’ailleurs, c’est qu’il l’a fait dans la Constitution qu’il a promulguée : il annexé quatre provinces (quitte à annexer des provinces où l’armée russe n’a jamais pénétré), qui sont des provinces traditionnellement russophones. Et donc, considérer qu’on peut « annuler » le passé de ces provinces au nom du fait qu’étant russes, elles ne sont pas ukrainiennes, c’est très exactement faire que veut faire Poutine. C’est très exactement vouloir réduire l’Ukraine indépendante à ses provinces de l’Ouest (comme si on n’avait jamais parlé russe à Kiev…), et donc, c’est, au nom du nationalisme ukrainien, aider Poutine. C’est travailler pour lui. Je ne cesse de le dire, et de le redire. En Ukraine, les partisans de Poutine, ce sont pas seulement les Medvetchouks et les Ianoukovitchs, – agents payés par le pouvoir mafieux du Kremlin, mafieux eux-mêmes et traîtres à leur pays. Ce sont aussi les agents gratuits, qui allument la haine entre les Ukrainiens, qui cherchent une pureté de l’identité ukrainienne. Ce sont les nationalistes ukrainiens.

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Certains commentateurs m’expliquent que ces mesures sont normales pendant la guerre, parce que la haine appelle la haine. Mais justement, la haine, c’est l’arme de destruction massive de Poutine, – dont le but est de transformer ses ennemis en lui-même. Face à la dictature, même en tant que guerre, l’Ukraine reste un pays où règne la loi démocratique. Parce que le but de la guerre, ce n’est pas seulement la défense de « l’identité ukrainienne » (c’est quoi, l’identité ? – pas seulement ukrainienne, mais, en général ? qu’est-ce qui ressortit de l’identité dans la vie des gens d’un pays donné ? – je veux dire de quelque chose de définissable, de quantifiable et de global). La guerre, – je le redis – c’est la défense de la démocratie. C’est-à-dire d’un régime où l’identité ne peut être que du domaine privé – chacun la définissant pour lui-même, sans essayer, – du moins théoriquement – de l’imposer aux autres). Dans les sociétés démocratiques, l’appartenance commune, c’est le respect commun des lois. Pas l’appartenance à une origine, à une ethnicité ou que sais-je.

L’Ukraine, en temps de guerre, doit revendiquer ses écrivains de langue russe, – pas parce qu’ils ont écrit en russe, mais parce qu’ils ont vécu sur le territoire qui est aujourd’hui celui d’un pays indépendant, – un territoire qui était le leur. Elle doit revendiquer l’ensemble de son histoire. Si elle ne le fait pas, que cela plaise ou non aux partisans d’une pureté originelle, même si elle arrive à vaincre la Russie (et nous en sommes loin), elle sera devenue son miroir inversé. Et la Russie, même vaincue, aura gagné.

Existe-t-il une rue Vassili Grossman à Berditchev ? – Je n’ai pas trouvé la réponse. Si elle n’existe pas, je l’appelle de tous mes vœux. Et pas seulement au nom de sa mère et de ces milliers et milliers de gens assassinés par les nazis. Je la veux parce que Grossman, natif de Berditchev, est un des plus grands écrivains du siècle, à l’égal de Proust, de Musil ou de Faulkner, ou de Boulgakov – même s’il a écrit en russe et ne s’est jamais posé, lui non plus, la question de l’indépendance de l’Ukraine.

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Un dernier point. Ça fait tellement plaisir de voir le monde en noir et blanc : les gentils d’un côté (dont nous sommes, bien sûr) et les méchants. Ça fait tellement plaisir de haïr. Tu insultes celui que tu ne comprends pas (parce que tu ne prends pas le temps de réfléchir), – tu te sens mieux. Ça aussi, c’est un des ressorts de la guerre.

 

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